Quotidienneté de l'éducation et médiation du collectif |
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4° Journées interrégionales des personnels des IME, IEM, IEAP
12 et 13 mars 2009 Angers CREAI de Pays de Loire et de Bretagne Intervention de Bertrand Dubreuil
Le quotidien éducatif n’est pas un temps secondaire, de moindre valeur que les temps d’entretiens, d’activités ou de
rééducation. C’est l’espace privilégié de la socialisation et de l’interaction psycho-éducative :
Avant de penser les projets individuels,il faut penser le vivre ensemble. Un jeune se développe autant par la médiation de ses pairs que par l'interaction éducative duelle. Le cadre symbolique médiatise la relation duelle entre le professionnel et le jeune. Cette
médiation libère l’engagement du professionnel auprès du jeune, le
dégage de l’enjeu d’une autorité personnelle à faire valoir.
La quotidienneté de l’éducation et la médiation du collectif
Dans son article des cahiers de l’Actif de juillet/août 2008, Reynald Brizais évoque le « délaissement progressif de l’accompagnement direct du sujet, au bénéfice d’actes de meilleure réputation. Les actes techniques spécialisés, par définition hors quotidien » écrit-il « […] ont fini par prendre le dessus dans des pratiques […] soumises à des prescriptions externes qui exigent de les multiplier. » Il identifie ainsi une tendance qui interroge la fonction éducative établissement spécialisé. Je vais donc soutenir ici l’importance du quotidien éducatif comme support de la relation qui mobilise le jeune[1] dans son développement.
L’individualisation de la prise en charge est devenue aujourd’hui un paradigme tellement dominant qu’il conduit parfois à une parcellisation peu structurante de l’emploi du temps des jeunes. Alors qu’on dit ces jeunes instables, insécurisés, mal repérés dans l’espace et dans le temps, ils sont pris en charge par une multitude ’adultes différents, déplacés de lieu en lieu, soumis à une succession de séquences de courte durée. Cette discontinuité ne permet pas l’appartenance à un groupe de pairs, qui constitue pourtant un support fondamental du développement, car la construction identitaire relève autant du rapport à ses pairs d’âge que du rapport aux adultes. On semble aujourd’hui avoir un peu oublié que le développement du jeune et sa socialisation reposent sur la médiation du groupe – la famille, la classe, l’équipe sportive, la bande de copains – sur la médiation du groupe autant que sur la relation duelle avec ses parents et d’autres adultes. Les petits d’hommes grandissent ensemble, au sein d’une génération, Les établissements médico-sociaux appartiennent dans notre société à ce qu’on appelle les organes collectifs de socialisation. Aux côtés de la famille, ces organes collectifs de socialisation contribuent au développement du jeune en vue de son intégration sociale. Le rôle éducatif des professionnels en établissement relève donc du vivre ensemble et l’interaction éducative se joue en référence au caractère collectif de l’établissement, même quand elle se vit en situation individuelle. Un jeune accueilli en établissement a besoin : 1) de se trouver dans des lieux relativement constants pour être aisément repérables, 2) de disposer des repères qui lui permettent d’anticiper et d’appréhender les changements successifs qui s’imposent à lui au cours de la journée, 3) de connaître son groupe d’appartenance, groupe porteur d’exigences mais aussi garant de sa sécurité et de sa reconnaissance comme membre socialisé, sujet et auteur de sentiments. Pour soutenir la nécessité de déterminer précisément le cadre formé par le lieu de l’accueil du jeune, le déroulement des séquences qui lui sont proposées, et par les modalités d’appartenance à un groupe, je vais aborder la quotidienneté éducative dans deux de ses aspects : 1) la dimension collective de l’interaction éducative au quotidien 2) l’autorité du professionnel référée au cadre symbolique
1) La dimension collective de l’interaction éducative au quotidien J’aborde ce premier point à partir de l’exposé d’une situation. L’équipe d’un d’internat en IME ne parvient pas à stabiliser un groupe mixte d’une vingtaine de jeunes entre 13 et 16 ans. Les professionnels pensent que cela tient à l’hétérogénéité du groupe : manque d’autonomie de certains jeunes, troubles de la personnalité de quelques autres. Lors des séquences tels que le lever, le repas, la soirée, les professionnels courent de l’un à l’autre jeune, s’occupent des moins autonomes tout en traitant les conflits. Cependant il apparaît bientôt que les professionnels se coordonnent mal au cours de ces séquences et imposent aux jeunes un rythme uniforme, qui ne convient ni aux uns ni aux autres. L’équipe décide alors d’évaluer le niveau d’autonomie et les difficultés de comportement de chaque jeune. Un débat s’instaure sur l’hétérogénéité du groupe et l’individualisation de la prise en charge, cette individualisation étant supposée apporter des réponses appropriées à chaque problématique. Mais le cadre de proximité leur propose de chercher d’abord à offrir au groupe un rythme de vie, des habitudes et un environnement sécurisant, de se concentrer sur les aspects organisationnels des temps de vie quotidienne avant de se consacrer à l’accompagnement individuel. A partir de l’évaluation des niveaux d’autonomie et des difficultés de comportement, · d’une part l’équipe effectue des modifications dans l’affectation des chambres, · d’autre part elle détermine la répartition des adultes auprès des jeunes, afin d’assurer un accompagnement différentiel au niveau du lever, du coucher, de la toilette et des repas. Par ailleurs les professionnels se mettent d’accord sur les modalités de certains actes éducatifs : la façon de réveiller les jeunes, les exigences en matière de toilette, les modalités du petit déjeuner, etc.
Ces dispositions ont rapidement produit des résultats : apaisement des conflits, réalisation des tâches sans précipitation, autonomisation de certains jeunes, processus d’entraide, disponibilité des professionnels, etc. Quels enseignements tirer de cette situation ? 1) si le processus était collectif, il a pris en compte des spécificités individuelles, mais il s’agissait d’intégrer ces spécificités aux contraintes organisationnelles du collectif, autrement dit du vivre ensemble, 2) il s’agissait de prendre en compte les spécificités des jeunes et non les personnalités de professionnels. Reprenons ces deux points
Une approche collective à visée organisationnelle qui intègre les spécificités des jeunes aux nécessités du vivre ensemble Avant de personnaliser leur accompagnement, les professionnels doivent se préoccuper d’établir le cadre de vie qui assure les rythmes, les repères et les habitudes permettant à chaque jeune de penser son existence. Car l’autonomie commence par l’anticipation de ce qui va survenir pour projeter une conduite appropriée, par l’appréhension de l’environnement spatial et relationnel pour s’y sentir en sécurité et en capacité de prendre des initiatives. Je souligne la recommandation donnée par le cadre de s’investir d’abord dans les aspects organisationnels. Il ne s’agissait pas en l’occurrence de favoriser l’autonomie de l’un ou l’autre jeune mais de mesurer les contraintes et les ressources pour déterminer l’organisation de travail la plus appropriée, pour répartir les tâches, gérer des séquences dans une perspective d’efficience collective. Non pas, évidemment, pour prioriser au final les commodités des professionnels sur le bien-être des jeunes, mais pour prendre en compte une nécessité première : la vie ensemble, ça s’organise. C’est une donnée qu’il faut rappeler et soutenir à l’encontre de déclarations d’intention iréniques de recommandations sans autre consistance que l’invocation de valeurs désincarnées.
Une approche qui détermine les pratiques à partir des spécificités des jeunes et non des personnalités des professionnels Le degré de précision des dispositions énoncées permet aux professionnels de s’assurer qu’ils sont bien d’accord sur les pratiques éducatives qui leur semblent appropriées dans le contexte sociétal actuel, avec ces jeunes-là, au regard de leur maturité, de leur autonomie, de leur problématique. Les professionnels s’engagent ainsi à appliquer précisément ces dispositions, à l’opposé d’une spontanéité de conduite qui serait supposée marquer leur engagement personnel dans la relation avec le jeune. Cette spontanéité de conduite est aujourd’hui moins souvent revendiquée par les professionnels dans leur interaction quotidienne avec les jeunes accompagnés. L’indicible de la relation éducative est moins invoqué pour s’opposer à toute formulation des pratiques. Pour autant, le pas n’est pas toujours franchi dans nombre d’équipes, le pas qui consiste à s’entendre précisément sur les pratiques éducatives développées au cours des différents temps de vie quotidienne. Ce qui caractérise le quotidien, c’est la répétition des mêmes gestes, autrement dit les habitudes imposées par les nécessités de l’existence, mais aussi les habitudes que je fais miennes, mes habitudes, celles qui me rendent familière la répétition des gestes, qui m’inscrivent dans une permanence identitaire, au-delà des événements qui modifient mon existence et ma personnalité. Pour construire cette permanence identitaire, pour élaborer des habitudes intimes, les jeunes doivent vivre dans un environnement constant, autrement dit constitué de gestes répétés selon les mêmes modalités, ce qui implique que les professionnels définissent des pratiques partagées. La réticence de certaines équipes à définir des pratiques partagées est en général justifiée par la primauté accordée à la personnalité de chaque intervenant sur l’homogénéité des références professionnelles. La définition des pratiques éducatives uniformiserait la relation à l’usager, alors que le tempérament de chaque professionnel la personnaliserait. Cela conduit parfois à des modalités contradictoires dans les moments de vie quotidienne comme par exemple un lever : l’un exige que les jeunes sortent de leur lit rapidement, l’autre accepte qu’ils y traînent quelques minutes, l’un allume les lampes de chevet tandis que l’autre tire les draps, l’un interpelle joyeusement les jeunes tandis que l’autre leur caresse le visage avant d’entrouvrir le lit, etc. Et paradoxalement, on en vient à oublier l’éventualité de personnaliser le réveil en fonction des dispositions et rythmes non pas des professionnels… mais des jeunes eux-mêmes. Or ce ne sont pas les actes qui font la personnalité de l’acteur éducatif, c’est la relation qu’il développe avec le jeune à l’occasion de ces actes, ce n’est pas l’enchaînement des gestes : d’abord allumer les lampes de chevet, ensuite parler à voix basse, ensuite attendre un temps déterminé, ce n’est pas cet enchaînement qui fait la richesse personnelle du professionnel. C’est son engagement relationnel, la valeur de sa présence qui mobilise le jeune dans son développement ou sa problématique. Les actes éducatifs de la vie quotidienne, comme toute pratique professionnelle d’ailleurs, ne relèvent pas de la responsabilité individuelle de chaque professionnel, mais de la responsabilité de l’équipe. Le respect de la personnalité de chaque jeune passe par la définition d’un cadre de vie constant, pour qu’il y prenne ses marques, y inscrive ses habitudes intimes et identitaires. Les habitudes quotidiennes garantissent une continuité d’existence. Ainsi que l’écrit Reynald Brizais, « le quotidien est ce qui fait tenir une identité ».
Aux deux enseignements que je viens de tirer de cette situation, j’en ajoute un autre qu’illustre la question des exigences éducatives en matière d’alimentation. S’il est de la responsabilité de l’équipe et non de chacun de ses membres de déterminer les pratiques éducatives, cette équipe doit les déterminer non à partir des représentations personnelles de ses membres mais d’une part à partir des besoins spécifiques des jeunes concernés, d’autre part à partir des pratiques ordinairement adoptées avec les jeunes tout venant du même âge. C’est ainsi que cette même équipe d’IME s’est ensuite posée la question de la pertinence des exigences alimentaires. Devant le refus des jeunes de prendre certains aliments, certains professionnels les servaient eux-mêmes de tous les aliments, d’autres leurs demandaient systématiquement de « goûter » en prenant une portion réduite, d’autres encore accordaient des tolérances sur des aliments moins communs. Après un débat sur leurs propres goûts alimentaires et sur les plats susceptibles de faire l’objet de tolérances et les aliments absolument obligatoires, les professionnels décidèrent de ne plus intervenir sur les choix des jeunes. Ils entreprirent conjointement un travail sur la présentation des plats, l’élaboration des menus et des éléments de diététique. Cette pratique éducative n’entraîna pas de désaffection généralisée de certains aliments par les jeunes, quelques aliments communs mais moins appréciés que d’autres, faisaient parfois l’objet de rappels à un effort collectif mais aussi d’une tolérance de dégoûts individuels particulièrement marqués. Cette équipe a ainsi dépassé une situation qui n’est pas clairement traitée dans nombre d’établissements. On y est en effet souvent crispé sur l’inculcation d’habitudes alimentaires à des jeunes qui d’une part ont des problématiques telles que ce ne devrait pas être une priorité et qui d’autre part sont soumis à des exigences décalées par rapport aux habitudes actuelles des jeunes dits ordinaires. Pour des raisons qui resteraient à expliquer, les exigences éducatives alimentaires n’ont quasiment pas variées depuis plusieurs décennies dans nombre d’établissements du secteur médico-social, alors qu’elles ont sensiblement évoluées dans les familles et que les adolescents disposent d’une grande latitude dans les situations de restauration collective. Je ne me prononce pas ici sur le bien-fondé de la pratique éducative adoptée par les professionnels au sein de l’IME cité en exemple, mais ce que je retiens, c’est la capacité de déterminer cette pratique non pas en fonction de représentations personnelles, ni de considérations morales, mais d’une part à partir d’une évaluation de la situation des jeunes concernés - ils ne sont pas en établissement pour recevoir une éducation alimentaire – et d’autre part en référence aux exigences courantes observées pour des pairs du même âge, c’est-à-dire, non pas en référence à un idéal moraliste mais en référence à un environnement social ordinaire.
L’autorité du professionnel référée au groupe comme cadre symbolique Je viens donc de développer le quotidien éducatif dans sa dimension organisationnelle, dans la constance des actes éducatifs la sécurité anticipatrice des situations à vivre et donc l’autonomie qu’ils permettent, et l’établissement d’habitudes personnelles. Je voudrais maintenant soutenir l’idée que la référence collective - le cadre symbolique porteur du vivre ensemble - constitue la médiation qui permet à l’interaction éducative d’échapper au rapport de domination, que cette référence collective préserve l’engagement professionnel auprès du jeune du risque de dépendance. J’aborderai cet aspect au travers de la question de l’autorité. Car, tout établi soit le quotidien sous la forme d’habitudes, il n’en est pas moins conflictuel. Le quotidien éducatif est le théâtre d’une multitude de conflits qui, pris un à un, semblent dérisoires, mais qui, dans leur récurrence, sont déterminants de l’interaction éducative, car ils en sont les ajustements permanents. Le quotidien éducatif est conflictuel, parce que des êtres y sont chargés de prendre des décisions, qui déterminent l’existence d’autres êtres. L’autorité de l’adulte y est constamment en jeu, l’autorisation qu’il a reçu de contribuer à l’éducation d’un être en formation. Pour ne pas être un rapport de domination, cette autorité doit relever de la référence collective. Les décisions de l’adulte ne reposent pas sur un arbitraire personnel, son autorité ne repose pas sur un supposé charisme personnel qui le rendrait plus ou moins capable d’imposer ses décisions. Elles ne relèvent pas d’une autorité personnelle ou dite naturelle. Les professionnels sont souvent confrontés à la transgression de règles de la vie quotidienne, une transgression qu’ils ne peuvent pas ignorer mais qui peut occasionner des conflits disproportionnés. Ce n’est plus alors l’objet du conflit qui est en jeu mais l’intégrité des protagonistes de l’interaction.
Je prends ici l’exemple d’un conflit qui dégénère parce qu’il illustre le rapport de force dans lequel se piège le professionnel lorsqu’il ne se sent pas suffisamment assuré de la solidité de la référence collective. Tout professionnel peut évidemment s’enfermer dans un rapport de force du fait de sa propre fragilité, mais je me place ici dans la situation normale d’un professionnel suffisamment expérimenté pour encadrer un groupe de façon autonome.
Un adolescent reçoit un appel sur son portable au cours du repas. Le professionnel présent lui rappelle l’obligation d’éteindre son portable pendant le repas. Le jeune réagit en l’insultant. Le professionnel le reprend. Le jeune sort de la salle à manger en écoutant son portable. Le professionnel lui rappelle qu’il ne doit pas quitter la table et qu’il ne pourra pas reprendre son repas ensuite. Le jeune n’en tient pas compte. Quelques minutes plus tard il revient dans la salle à manger. Ses camarades achèvent leur repas. L’éducateur a desservi sa place. Le professionnel a pris la casquette que le jeune avait laissée sur la table et l’a mise dans le bureau pour empêcher le jeune de partir sans faire l’objet d’une explication. Le jeune tente de reprendre sa casquette mais se heurte à un autre professionnel qui l’empêche d’entrer dans le bureau. Il le menace puis s’échappe et s’agite dehors en proférant des insultes. Les autres jeunes s’agitent également dans les différentes pièces du bâtiment, en protestant contre l’autoritarisme des adultes. Ils refusent de se rassembler pour entamer l’activité de l’après-midi. Il faudra un certain temps pour que le calme revienne.
Ce qui aurait dû rester un incident mineur, sanctionné ultérieurement ou simplement objet d’une reprise orale, devient un affrontement qui invalide l’autorité du professionnel, et dégénère en phénomène de groupe. Les proportions que prend l’incident montrent la fragilité du cadre symbolique, au moins dans l’esprit du professionnel concerné, ce qui suppose une insuffisante cohérence de son équipe. D’une part la référence à la règle ne vient pas médiatiser l’interaction entre le professionnel et le jeune, elle n’est pas l’objet tiers autour duquel pourra se jouer sans drame excessif l’affrontement relationnel. D’autre part le groupe est déstabilisé par l’incident. Au lieu de rester délimité, un conflit individuel tourne à l’affrontement entre le monde des adultes et celui des jeunes. Défié par le jeune, le professionnel s’enferme dans un rapport de force qui met en jeu son autorité personnelle. Le cadre collectif ne l’étaye pas professionnellement, il ne constitue pas la référence qui lui permettrait de traiter l’incident sans être mis en cause dans sa personne. Je ne soutiens pas l’idée que le professionnel devrait s’en tenir à un rappel des règles de façon impersonnelle, qu’il ne devrait pas s’engager dans l’interaction. Il doit au contraire assumer sa responsabilité éducative en signifiant son désaccord, mais il le fera de façon appropriée à la problématique du jeune s’il ne s’enferme pas dans la prétention de maîtriser personnellement la situation. Dans le cas présent, cette prétention, motivée par son désarroi, le conduit à des mesures de rétorsion telles que la suspension du repas et la prise de la casquette. La transgression prend ici la tournure dramatique d’un conflit de prestance. En soi, le fait de répondre au téléphone et de quitter la table ne met pas le groupe en danger, en soi les insultes proférées ne mettent pas le professionnel en danger. Il n’y a pas péril en la demeure. Ou alors c’est que la demeure est bien fragile. Sur le moment, le professionnel ne peut empêcher les injures, il ne peut physiquement empêcher le jeune de répondre au téléphone. En lui opposant des moyens de rétorsion, il va amplifier le conflit, alors qu’il devrait pouvoir laisser passer l’événement, pour le reprendre plus tard. La transgression doit évidemment être traitée, mais de façon différée. Ce qui porte atteinte à l’autorité de l’adulte et trouble la vie du groupe, ce n’est pas tant la nature de la transgression - le portable puis les insultes - que l’importance qui lui est donnée. La volonté du professionnel de régler la transgression dans un rapport de force immédiat provoque l’escalade. En confisquant sa casquette, il atteint l’intégrité du jeune, l’enferme dans son défi, dans un antagonisme radical, car l’un des deux devra perdre la face. Paradoxalement, le professionnel perd la latitude de signifier son désaccord de façon engagée parce que l’obligation d’obéissance devient atteinte à l’intégrité du jeune. Celui-ci est acculé à l’alternative d’en remettre ou de se soumettre, donc de se démettre. Le professionnel ne se préoccupe plus d’offrir une porte de sortie, un compromis acceptable, de permettre au jeune de dépasser le conflit sans trop de perte, il se focalise sur la sauvegarde de son autorité. Lorsque la référence collective n’est pas suffisamment établie pour que la transgression d’une règle n’entame pas la sécurité individuelle et collective, le professionnel entre dans un rapport de force personnel. Le cadre symbolique ne joue plus son rôle de tiers, régulateur des affects relationnels, inter-dit séparateur. Parce qu’il craint d’être jugé incompétent s’il ne se fait pas obéir, le professionnel engage une autorité personnelle supposée lui permettre de l’emporter sur le jeune. Il ne peut plus alors se consacrer à la recherche d’une issue acceptable. Le professionnel ne doit pas être enfermé dans l’impératif de conformité à la règle. Celle-ci n’est que l’objet de l’interaction qui se joue avec le jeune et non l’objectif à atteindre en tout état de cause immédiatement. Le professionnel doit pouvoir se consacrer à la recherche des offres qui permettront au jeune de sortir du conflit sans trop de perte. Il doit pouvoir se préoccuper d’abord de traiter le conflit sans que le jeune perde la face ou qu’il soit gagné par une violence incontrôlable. La transgression occasionnera une reprise ultérieure, lorsque la règle ne sera plus vécue par le jeune comme une atteinte à son intégrité. Il importe donc que le cadre institutionnel soit suffisamment affirmé pour que le professionnel n’ait pas à se préoccuper de cette transgression en tant que telle. Encore une fois, je ne soutiens pas une indifférence ou un laisser faire, mais la nécessité que le professionnel agisse dans un cadre suffisamment cohérent pour libérer son engagement, l’usage qu’il fait de sa personne, pour le rendre utile au jeune. Le cadre symbolique médiatise la relation duelle entre le professionnel et le jeune. Cette médiation libère l’engagement du professionnel auprès du jeune, le dégage de l’enjeu d’une autorité personnelle à faire valoir. Il n’a pas besoin de se crisper dans le respect à la lettre de la règle, comme si la transgression de cette règle témoignait de son incompétence. Le respect de la règle ne doit pas être l’objectif à tout prix de l’interaction. Si le cadre symbolique est intériorisé par les protagonistes, il n’est pas invalidé par la transgression de la règle. Si l’application de la règle peut faire l’objet d’une transaction acceptable par les protagonistes du conflit, ou d’un diffèrement dans le temps, c’est que le cadre symbolique est solide, qu’il joue son rôle de médiateur, de tiers qui structure les échanges d’affects relatifs à l’investissement relationnel du professionnel et du jeune dans l’événement. C’est donc bien l’opportunité offerte au jeune de trouver une issue à la situation qui importe, autrement dit la réussite d’une interaction éducative, et non le respect de la règle pour la règle, mais cela implique l’existence d’un cadre collectif partagé et investi par les jeunes, les professionnels et l’établissement. Groupe de jeunes, équipe de professionnels et établissement, constituent en effet les trois niveaux de socialité[2] qui forment le cadre symbolique. J’en décline succinctement les caractéristiques.
1) Au niveau du groupe de jeunes, le cadre symbolique est constitué des règles qui permettent le vivre ensemble ; autrement dit les habitudes de vie. Les habitudes sont le socle d’un groupe d’appartenance. Elles s’établissent lorsque les professionnels établissent des conduites éducatives partagées. C’est parce que chaque professionnel s’efforce à une régularité de conduite que les jeunes peuvent anticiper les moments de leur journée, maîtriser les conditions de leur participation aux activités, agir de leur propre chef dans un champ d’autonomie délimité de façon stable. C’est parce que les professionnels renoncent à leurs choix personnels au profit des choix de l’équipe, que les jeunes construisent un sentiment d’appartenance au groupe et donc intériorisent un cadre de vie qui leur est d’abord imposé. Ils y trouvent leur intérêt dans la mesure où leurs habitudes personnelles peuvent s’y inscrire, assurées d’une permanence de l’environnement. Pour se sentir chez soi dans un lieu, il faut pouvoir y transposer des rituels, y établir les signes d’une permanence personnelle. Cela requiert la stabilité de l’environnement d’accueil.
2) L’équipe de professionnels constitue le second niveau de socialité. Je l’ai dit précédemment mais je le souligne, la cohérence de l’équipe est la condition essentielle pour que se constitue le groupe d’appartenance au niveau des jeunes. Ce qui fait équipe, c’est d’abord de faire ensemble dans une dialectique entre la pensée et l’action : se reconnaître professionnellement les uns les autres - c’est-à-dire s’estimer – pour contribuer à un projet dont on éprouvera la réalisation au fil du temps. Formée autour de la solidarité, de la confiance et de l’estime, l’équipe ne se construit que si elle se dote de modalités de régulations : réunions, partage des responsabilités, organisation et répartition des tâches, détermination de rôles éventuellement différenciés auprès des jeunes, définition de pratiques partagées, analyse collective des événements, etc. Autant de savoir-faire qui régulent les rapports de coopération en les professionnalisant pour libérer les investissements relationnels à l’intention des jeunes.
3) Enfin, au niveau de l’établissement, le cadre symbolique est constitué par l’ensemble des modalités de régulation institutionnelle : réunions, statuts, énonciation des responsabilités, horaires, contrats de travail, instances représentatives du personnel, etc. L’établissement se réfère lui-même à une instance supérieure, l’association gestionnaire, et les pouvoirs publics au travers de l’organisme de contrôle. Ce niveau de socialité est aussi nécessaire que les précédents. Il constitue la référence qui étaye et valide l’action de l’équipe auprès des jeunes. Il rappelle à l’équipe qu’elle ne peut s’auto-référencer dans des pratiques décalées des situations de vie ordinaire ou/et dans une théorisation autosuffisante. Par contre, si l’encadrement hiérarchique doute de la compétence de l’équipe, s’il ne la soutient pas face aux conduites déstabilisantes des jeunes, l’équipe ne peut se constituer comme niveau de socialité. Pour qu’une équipe structure un groupe de jeunes, il ne suffit pas qu’elle établisse avec eux les dispositions relatives aux deux premiers niveaux de socialité, elle doit aussi être reconnue dans la légitimité qui lui est accordée au regard de sa mission.
Conclusion
Je conclus avec quelques éléments complémentaires.
1) D’abord, ne croyez pas que la dimension collective, l’importance des habitudes, la définition des pratiques partagées, ne concernent que des jeunes avec une déficience intellectuelle ou/et des difficultés de comportement. Ne croyez pas que la dimension collective perd sa pertinence auprès de jeunes avec des troubles de la personnalité ou ce qu’on appelle aujourd’hui des troubles envahissants du développement. L’élaboration d’un cadre de vie collectif, d’un environnement stable et clairement défini, est tout aussi pertinent pour les jeunes avec des problématiques psychiques lourdes Je cite en la matière quelques passages d’un article du Philippe Gabbaï dans les cahiers de l’Actif[3]. Celui-ci rappelle que les accordages émotionnels et affectifs se réalisent « dans la trivialité des expériences de la vie quotidienne …/… l’apaisement des angoisses passe par une attention extrême portée à l’aménagement de la quotidienneté …/… Pour que la personne autiste grave accroche sur le temps, il faut que la quotidienneté organise des rythmes […] qui établissent une fonction « contenante » basique du monde …/… C’est la quotidienneté que les pathologies autistiques, psychotiques et anaclitiques attaquent le plus violemment. C’est par la quotidienneté que passent la majeure partie des actions éducatives, pédagogiques et thérapeutiques. »
2) J’ai soutenu ici la nécessité de penser d’abord la fonction éducative dans sa dimension collective. Cette dimension collective n’est évidement pas un but en soi, mais un moyen au service du développement de chacun des jeunes accompagnés. Mais je réaffirme qu’avant de penser les projets individuels, il faut penser le vivre ensemble. Je réaffirme qu’un jeune se développe autant par la médiation de ses pairs que par l’interaction éducative duelle et donc que la première responsabilité éducative consiste à structurer et animer le groupe dont on a reçu la responsabilité. Ce n’est que dans le cadre de cette responsabilité pleinement assurée, que se jouera l’engagement relationnel auprès de chacun des jeunes.
3) Le quotidien éducatif n’est pas un temps vide, secondaire, de moindre valeur que les temps d’entretiens, d’activités ou de rééducation. C’est non seulement l’espace privilégié de la socialisation mais aussi le celui de l’interaction psycho-éducative
La fonction psycho-éducative de l’établissement médico-social risque aujourd’hui d’être secondarisée par la prévalence accordée à la scolarisation, elle risque d’être réduite à une dimension occupationnelle qui n’aurait plus qu’à se préoccuper d’être bien-traitante. Sauf que la bientraitance n’est pas l’objectif de l’interaction éducative, elle est la condition nécessaire d’un accueil en établissement spécialisé mais pas sa raison d’être. Les IME doivent donc aujourd’hui reformuler la fonction psycho-éducative. Cela consiste : · d’une part à soutenir la socialisation de jeunes dont on sait que les acquisitions cognitives et fonctionnelles ne suffisent pas à les rendre autonomes et capables de comportements sociaux appropriés, · d’autre part à offrir un espace de développement de la personnalité de chacun de ces jeunes au sein d’un groupe de pairs, et de construction identificatoire à des adultes qui les reconnaissent dans leur spécificité.
4) J’achève sur l’évocation d’une situation qui m’a semblé particulièrement illustrative de cette perspective. Des professionnels en IMPro expliquaient que des jeunes disposaient d’habiletés manuelles et de compétences techniques, mais qu’ils avaient des conduites inadaptées en situation scolaire ou professionnelle parce qu’ils s’étaient insuffisamment approprié le sens des conduites sociales. Leur parcours de scolarisation et de professionnalisation impliquait un accompagnement éducatif dans une diversité de situations sociales pour les expérimenter concrètement. Au regard de la fragilité psychologique des uns, et des troubles de la personnalité des autres, c’est l’accompagnement psycho-éducatif qui articulait dans une globalité la scolarisation ou la professionnalisation, les apprentissages sociaux et le développement psychoaffectif. Pour qu’ils n’éprouvent pas leur existence sur le mode d’un vécu morcelé en séquences de scolarisation, stages professionnels, soutien rééducatif et/ou thérapeutique, l’accompagnement éducatif en internat leur offrait la continuité nécessaire à leur développement. Cet accompagnement se poursuivait ensuite dans des appartements indépendants, supports à l’entrée dans une vie d’adulte. « La continuité nécessaire à leur développement. » Cette continuité, c’est évidemment dans leur famille que les jeunes la trouvent, mais aussi dans des organes collectifs de socialisation adaptés à leurs spécificités. Il revient donc aux IME, IEM, IEAP d’assurer cette continuité. Cela passe par la formulation des pratiques éducatives, de pratiques partagées en équipe, réfléchies comme des expériences de vie en société, adaptées aux spécificités des jeunes concernés et au plus près des situations de vie ordinaire. Ces pratiques sont des savoir-faire constitutifs d’un professionnalisme psycho-éducatifs qui, pour être reconnu comme tel, doit être écrit et argumenté dans sa cohérence.
[1] J’emploierai ici le terme de jeune pour désigner de façon générique à la fois l’enfance et l’adolescence.
[2] On entend par socialité l’ensemble des dispositions qui régulent, délimitent, autorisent les relations entre les membres d’un groupe et leur appartenance pérenne à ce groupe. [3] Propos triviaux sur une quotidienneté thérapeutique, Les Cahiers de l’Actif n°386/387, Juillet/Août 2008, pages 65 à 72.
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