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Loi du 2 janvier 2002 : le rôle d'animation et d'autorité du directeur Version imprimable Suggérer par mail
Le souci de l'usager énoncé dans la loi du 2 janvier 2002 se traduit par une exigence élevée à l'égard des établissements et services du secteur social et médico-social. La mise en œuvre des dispositions relatives aux droits de l'usager, du projet individuel, du projet d'établissement et de l'évaluation interne, passe par l'implication de tous les personnels. La dérive technocratique qui affecte la fonction directoriale se voit ainsi contrebalancée par l'importance accordée à l'animation de l'équipe. Celle-ci se conçoit en lien avec le rôle d'autorité conféré au directeur par les pouvoirs publics et dont la dimension symbolique structurante régule l'imaginaire institutionnel. Conjointement, les attentes dont le personnage du directeur fait l'objet demandent de sa part clairvoyance et lucidité. L'analyse et l'échange de pratiques avec ses pairs y contribuent. Les directeurs révèlent à cette occasion un savoir d'expérience qui, articulé à des concepts issus des sciences humaines, leur permet d'analyser les phénomènes institutionnels et d'élaborer des réponses opératoires.

Perspective de marchandisation des services d'aide à la personne, encadrement budgétaire renforcé, carcan des exigences réglementaires liées au principe de précaution, le directeur se verrait-il désormais réduit à la figure du gestionnaire (notamment des ressources humaines (1)) . L'essentiel deviendrait de rester concurrentiel, de se prémunir au mieux devant la supposée judiciarisation des conflits, de viser l'efficacité immédiate et le résultat quantifiable.
L'avenir n'est pas aussi simple. La dérégulation imposée par un économisme dominant détruit les cadre sociaux. Mais des mécanismes compensateurs réinscrivent les individus dans des rôles, redéfinissent leurs statuts et les modalités de leurs interactions. Au regard de ce processus, le secteur social et médico-social n'est pas en reste de production normative. La loi du 11 février 2005 relative à l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées confirme la prévalence accordée au choix de la personne sur la logique fonctionnelle de l'équipement d'accueil. Selon l'humeur, on y verra une générosité qui s'affirme à l'égard de ceux que le sort a défavorisé ou une compensation à peu de frais de la bonne conscience inquiète devant l'injustice sociale. Quoi qu'il en soit, ce texte fait écho aux droits des usagers de la loi du 2 janvier 2002 relative à la rénovation de l'action sociale et médico-sociale. Le projet individuel en découle logiquement et, condition de sa qualité, le projet d'établissement et la démarche d'évaluation. La lecture, tant des documents produits par l'administration centrale que de la littérature professionnelle, montre que cette évaluation reposera sur l'engagement tenu (a-t-on fait ce qu'on prétendait faire), mais aussi sur la pertinence de l'action au regard des besoins de l'usager. S'il n'en sera pas le seul juge, son point de vue sera déterminant.
Droits des usagers, projet individuel, projet d'établissement, démarche d'évaluation, ces quatre exigences relèvent moins de la figure du directeur gestionnaire que de celle du directeur animateur du projet collectif, autorité garante de la mission de service public et régulateur des interactions professionnelles et des investissements relationnels. Certes, les dispositions relatives aux droits des usagers (règlement de fonctionnement, livret d'accueil, contrat de séjour ou document individuel de prise en charge, Conseil de vie sociale) peuvent être conçues sur un mode technocratique. Certes, l'animation du projet individuel et du projet d'établissement peut être pensée sur le mode strictement procédural ou soutenue par la rétribution au mérite… Mais, depuis qu'on en parle, ces approches se révèlent-elles vraiment opératoires dans le secteur social et médico-social ?
Tant dans les propos des directeurs d'établissements ou de services que dans les observations des intervenants extérieurs en conseil ou en formation, il apparaît que, pour mettre en œuvre les droits des usagers dans l'esprit des textes, pour développer le projet individuel et le projet d'établissement, pour entamer l'évaluation interne, une direction de type participatif, alliant la définition des responsabilités de chaque acteur à la dimension collective de l'action entreprise, constitue un gage de succès. Depuis Kurt Lewin, les travaux de sociologie des organisations et de psychologie sur la motivation ont confirmé l'efficacité à terme d'une gestion participative des situations de travail.
Je développerai ici quelques éléments d'une perspective dans laquelle l'exercice de la direction relève d'une part de l'animation d'une démarche collective et non d'une impulsion verticale, d'autre part d'une incarnation de l'autorité pour son caractère structurant de l'imaginaire institutionnel.

Décision partagée, validation d'autorité

Le projet individuel relève d'une démarche collective, d'une action conçue globalement à partir du postulat de l'unité de la personne concernée. Pluridisciplinarité, travail en équipe, prise de décision collective, ces notions s'enchaîne logiquement. La complexité du dispositif consécutif à l'individualisation des projets empêche qu'un seul homme puisse les penser. Le développement de la référence de projet individuel témoigne de cette complexité, qui appelle une tâche de coordination dévolue directement aux membres de l'équipe : chacun prend sa part de la veille qu'il faut assurer pour que l'action promise soit effective. Même dans un établissement de taille restreinte, le directeur ne peut plus prétendre aujourd'hui assumer sans délégation la responsabilité des projets individuels.
Ce qui apparaît donc à l'analyse des systèmes institutionnels en établissement ou service, c'est que la délégation de responsabilité n'est pas qu'un choix de valeur ou qu'une façon de motiver les personnels, mais répond aussi à la nécessité de partager la charge des responsabilités et donc la prise de décision correspondante.
Il reste évidemment possible de concevoir une approche strictement procédurale. Sauf que cette conception mécaniste de la relation d'aide ou d'éducation n'est pas fonctionnelle. Elle dénature le projet individuel en ce qu'il est adaptation à la spécificité de chaque situation et au fil de son évolution. Cette adaptabilité, seuls les acteurs de terrain sont en capacité de l'offrir.
La perspective vaut pour la mise en œuvre des dispositions relatives aux droits des usagers, la conception du projet d'établissement, la démarche d'évaluation interne. La mise en œuvre des droits des usagers ne se limite à la production de documents et de dispositions qui fonctionneraient ensuite comme de simples routines. Elle nécessite l'implication de tous, leur disponibilité relationnelle pour incarner l'esprit du service rendu. De même, le projet d'établissement ne vit – ne prend corps – que si chaque acteur se l'approprie à son niveau, ce qui implique, en terme de motivation, la participation à sa construction. Quant à la démarche d'évaluation interne, aussi dénommée autoévaluation, elle ne peut se satisfaire de consignes pré-formatées, ignorantes du contexte d'opérationnalité. Rejetée par les acteurs pour son caractère injonctif et son inadéquation aux situations évaluées, elle fournira des résultats dépourvus de fiabilité. A contrario, la co-construction des outils (critères et indicateurs) montre d'expérience qu'elle suscite chez les professionnels exigence et intérêt pour les résultats d'une évaluation qui leur permettra d'améliorer leur qualité d'action (2).
Ainsi donc, dans ces quatre domaines, le directeur est aujourd'hui appelé à une fonction d'animation. Il est celui qui – avec les membres de l'encadrement - mobilise l'équipe et en régule les interactions, celui dont les idées contribuent au débat mais avec cette retenue qui n'exonère pas les autres acteurs de la réflexion et de la proposition, celui qui veille au caractère collectif de la décision, conservant la responsabilité de la valider ou non au regard de l'autorité qui lui est conférée. Je distingue là les notions de décision et de validation, décider étant la capacité de faire un choix dans un contexte délimité, au regard d'un champ de compétence maîtrisé, valider étant la capacité de situer la décision dans un registre plus vaste, au regard d'une référence supérieure, de rendre la décision légitime. C'est une attribution au cœur de l'exercice de direction.

L'autorité, le symbolique et l'imaginaire

Ce double rôle d'animation et d'autorité implique que le directeur soit conscient du personnage qu'il incarne dans ses interactions avec les membres du personnel et de la dimension symbolique de ses actes. De par l'autorité que lui ont conférée les pouvoirs publics (l'autorisation d'assurer la responsabilité d'un processus d'aide ou d'éducation) il est en effet le garant des modalités de régulation formelles. Celles-ci comportent une dimension symbolique régulatrice de l'imaginaire institutionnel et des affects personnels liés aux interactions professionnelles. Les actes du directeur n'ont donc pas un caractère seulement factuel mais aussi symbolique.
La notion d'imaginaire institutionnel recouvre un ensemble de phénomènes observés au sein des établissements et services, que n'expliquent ni les mécanismes de régulation formelle ni les interactions relationnelles considérées dans leur seule apparence. D'une part ces structures sont aux prises avec la souffrance humaine (parfois physique, mais le plus souvent psychique) et l'a-normalité au sens de la mise à l'écart des cadres sociaux ordinaires. D'autre part l'activité des professionnels concernés met en jeu leur personnalité de façon plus ou moins intense. Il leur faut puiser au profond de ressources personnelles telles que la compassion, l'empathie à la souffrance, la disponibilité relationnelle ; ces réponses mobilisent en contrepartie des projections, des phénomènes de surprotection, de possessivité, d'identification au public ou, sur le mode défensif, génèrent des rigidités organisationnelles, des rationalisations technicistes, des réactions en miroir ou des conduites de rejet. En un mot, les spécificités du public et de la réponse apportée mobilisent les affects de façon significative.
Les sciences humaines réfèrent la notion d'imaginaire institutionnel à des processus inconscients d'une part dans leurs aspects pulsionnels et fantasmatiques, d'autre part dans les effets de censure et de contrôle qu'exercent les interdits fondamentaux et les normes sociales, forme de conditionnement dont témoignent stéréotypes et représentations courantes. Dans cette perspective, il y a tout lieu de penser que le fonctionnement d'un établissement ou d'un service obéit, pour partie, à des forces sous-jacentes, créatrices et destructrices.
Pour Claude Lévi-Strauss, le symbolique contient la violence des pulsions, rappelle les interdits majeurs du meurtre et de l'inceste, fixe les places qui, à travers les structures fondamentales de la parenté, différencient les êtres et fondent leur altérité. Et l'institution – au sens général du terme - est ce qui établit (ce qui institue) des modalités de co-existence entre les individus. Elle marque le passage de l‘état de nature à l'état de culture, réglemente les désirs, fixe les échanges autorisés, prescrit les rôles.
Emile Durkheim, de son côté, fait reposer la « solidarité sociale » (nous dirions aujourd'hui le lien social) des membres d'une communauté humaine sur le partage d'un système symbolique, dont les normes sont inculquées aux nouvelles générations par l'éducation. Les rapports entre individus se jouent au travers de ce système symbolique, dont ils intègrent les éléments naturalisées comme des données nécessaires, des évidences de tout temps.
En conséquence de ces éléments, la question suivante se pose au directeur : comment distinguer d'une part les aspects du fonctionnement qui, étant référés à l'autorité que lui confèrent les pouvoirs publics (la mission de service public) et l'employeur (le procès de travail), relèvent de sa propre décision, et d'autre part les aspects qui relèvent d'une compétence partagée et donc de la décision collective ? L'animation de l'équipe le confronte par ailleurs à la nécessité d'opérer en permanence des ajustements relationnels. Car la vie d'un établissement ou d'un service ne se limite pas à des dispositions légales (le droit du travail, les textes définissant la mission) et à des actes professionnels (l'exercice des compétences techniques des différents personnels). C'est aussi un espace où s'entrecroisent des trajectoires personnelles, des affects, des projets, des inquiétudes, des échecs et des réussites. Comment se départage d'un côté leur élaboration informelle dans des rapports interpersonnels d'aide, de convivialité, d'affrontements, et de l'autre l'intervention du directeur, entre rappel à l'ordre, arbitrage et présence qui soutient ?

Directeur en démocratie

La réponse à ces questions s'élabore en référence à la façon dont sont traités les enjeux de pouvoir dans la société dont relève l'organisation de travail. Celle-ci, en effet n'est pas indépendante du contexte politique de son existence. Autrement dit, son fonctionnement est-il en cohérence avec les présupposés d'une société dite démocratique ? La réponse sera positive si on considère le fait que les rapports entre l'employeur (donc le directeur, son représentant) et les salariés sont régis par le droit et non par l'arbitraire du premier et l'irresponsabilité des seconds. Mais, en même temps, c'est le directeur qui organise l'action, le personnel participant plus ou moins à cette organisation selon les contextes : d'une relative autogestion dans des unités de travail composées de personnels hautement qualifiés, seuls en mesure de déterminer l'organisation des tâches, jusqu'au régime autocratique des unités de travail composées de salariés peu qualifiés assurant des tâches répétitives.
De façon générale, la participation à la décision reste peu répandue dans les organisations de travail. Le secteur social et médico-social apparaît cependant un lieu propice à cette participation dans la mesure où la technicité y est l'objet d'une réflexion permanente pour s'adapter aux besoins du public et où l'action repose sur un engagement personnel. Mais, on l'a dit, c'est aussi un univers professionnel soumis à une forte charge émotionnelle, où les difficultés de coopération peuvent s'exacerber en conflits de personnes, générant tensions larvées, crises déstabilisantes ou dérives démagogiques. Il est donc nécessaire d'en identifier les enjeux de pouvoir et la structure d'autorité qui les régule en considérant à la fois les invariants anthropologiques et l'adéquation de cette structure d'autorité aux références civiques contemporaines.
Paul Ricœur(3) pense la démocratie comme une articulation entre la relation verticale (hiérarchique) de la domination et la relation horizontale (consensuelle) du vécu partagé.
Dans une société démocratique, l'Etat incarne le recours à la force légitime en dernière instance, la force légitimée par les procédures légales qui désignent le ou les individus susceptibles d'exercer la prise de décision finale. Ses décisions relèvent d'un arbitraire : il faut trancher dans un sens ou dans l'autre. Cet arbitraire repose sur l'autorité conférée à l'Etat par le corps social au travers de la constitution et s'appuie, si besoin est, sur le pouvoir de contrainte dont il dispose (la force publique).
Il en est de même de la responsabilité attribuée au directeur par les pouvoirs publics : celui-ci a autorité pour organiser la prise en charge du public et donc pour prendre et valider toute décision. Cette autorité renvoie à une forme d'arbitraire. En effet, chaque situation nécessite une décision spécifique, qui n'est jamais complètement déterminée. Le serait-elle, il ne s'agirait plus d'une décision, mais d'une réponse programmée qui n'engagerait pas d'intervention humaine. Le directeur est chargé de trancher, en référence au cadre légal. Cela va de décisions routinières quasi-automatiques jusqu'à des dilemmes ou des divergences entre personnels en passant par des situations que balise l'expérience institutionnelle mais qui demandent des ajustements. Dans ses décisions, le directeur s'appuie sur des avis et, la plupart du temps, son choix est restreint ; il n'en reste pas moins maître de la décision. Pour s'en convaincre, il suffit d'évoquer les critiques qui lui sont adressées pour les éventualités qu'il a écartées.
En démocratie cependant, le pouvoir repose aussi sur le caractère horizontal du lien social, c'est-à-dire du vouloir vivre ensemble qui unit les membres de la communauté nationale. Sans cette légitimation démocratique, le pouvoir d'Etat disparaît ou devient dictature. L'arbitraire décisionnel est donc nécessaire mais en même temps il renvoie dangereusement à une forme archaïque d'irrationalité : parce qu'il faut choisir, un seul être tranche, avec la subjectivité, l'injustice et la volonté de domination que cela comporte. Le système démocratique cherche un compromis entre rapport hiérarchique (vertical) et rapport consensuel (horizontal) en vue de réguler la violence résiduelle propre à tout système de pouvoir. Il constitue « l'ensemble des dispositions qui sont prises pour que le rationnel prévale sur l'irrationnel, mais simultanément pour que le lien horizontal du vouloir vivre ensemble prévale ordinairement sur le rapport irréductiblement hiérarchique de commandement et d'autorité.(4) »
Le directeur est donc confronté à la question de l'articulation entre :
- une relation verticale asymétrique, dans laquelle il est socialement autorisé à trancher en final, sans partager cette décision,
- une relation horizontale de réciprocité, de décision partagée et de reconnaissance des compétences de chacun et de sa volonté de concourir à la mission.
Un style de direction participatif (faut-il aller jusqu'à dire démocratique ?), à la fois animation et autorité, contribue à préserver le directeur de la tentation d'exercer un pouvoir autocratique ou de se prendre pour un personnage charismatique.
Peut être faut-il d'ailleurs rappeler qu'être directeur, ce n'est pas être décideur. Tout au moins pas décideur de ce qu'ils ont à faire. Les décideurs sont d'une part l'usager en ce qu'il décide (dans les limites de ses potentialités) de ce qu'il fera des opportunités que lui offre l'établissement ou le service, d'autre part le législateur, représentant du corps social, en ce qu'il décide de la mission assignée. Ni le directeur ni le personnel ne décident de ce qu'ils ont à faire mais seulement de la manière dont ils le font dans un contexte donné et donc de leurs modalités de coopération.

Analyse et échange de la pratique

Si on s'attache à son sens étymologique, diriger signifie à la fois conduire vers et veiller à (porte son attention vers). S'il est quelqu'un qui ne doit pas se laisser emporter par le flux de l'action mais veiller au respect des orientations et des exigences qu'elles impliquent, c'est le directeur. Il est là pour rappeler au débat les professionnels plongés dans l'action, pour assurer ce « va et vient entre des moments de maîtrise consciente et des moments où l'appel du présent les embarque dans le cours des choses.(5)»
Cette fonction de veille demande clairvoyance et lucidité de sa part. Clairvoyance sur la dynamique institutionnelle et lucidité sur le rôle qu'il y joue et ce qu'il engage de sa personne. L'une et l'autre reposent sur une capacité d'analyse des situations rencontrées au sein de ce que Erhard Friedberg (6), en terme de sociologie des organisations, appelle un système d'action à propos du monde de l'entreprise.
Il soutient que les différents modèles théoriques qui ont prétendu dégager des principes généraux applicables sans reste au fonctionnement des entreprises et offrir des réponses systématisées, se sont jusqu'alors révélés peu opératoires, voire à l'origine de conséquentes erreurs. Ces modèles supposent en général qu'une organisation de travail se caractérise par des règles de fonctionnement prédéfinies, ce qui implique que les acteurs la constituant n'y exercent pas de véritable influence. A l'extrême, l'organisation de travail ne serait plus que le théâtre de régulations formatées qui détermineraient son fonctionnement de façon mécanique.
Une telle représentation surévalue les régulations formelles au détriment des interdépendances informelles qui se tissent entre acteurs dans tout système d'action. Non seulement ces interdépendances détournent plus ou moins à leur convenance les règles imposées, mais encore elles apportent la souplesse nécessaire à l'application de ces règles dans les situations concrètes en ajustant les pratiques à leurs singularités.
Chaque système d'action comporte donc ses singularités et sa complexité propre. Il faut abandonner l'illusion de modèles d'analyse et de réponses prêtes à servir qui tiendraient dans l'application rigoureuse de procédures attestées, et faire l'hypothèse que les clés d'explication d'une situation résident dans la situation elle-même. L'analyse consiste alors, à partir de concepts élaborés par les sciences humaines, à repérer la structure d'intelligence qu'apporte le recueil des données de la situation.
Animant des groupes d'analyse et d'échange de pratiques dans cette perspective, j'ai pu observer combien les directeurs, puisant dans l'expérience tirée de leur itinéraire professionnel, y développaient une intelligence des situations qu'ils ne soupçonnaient pas. Dans le cadre d'un échange de pratiques nourri par l'empathie professionnelle et médiatisé par la présence d'un formateur en sociologie des organisations, ils se « découvrent » en capacité d'analyser les interactions d'autorité et leurs enjeux sous-jacents.
L'exposé de situation s'effectue sans recours à une grille d'analyse(7). Le récit est soutenu par le questionnement libre d'un ou plusieurs interlocuteurs. Ceux-ci sollicitent le narrateur pour obtenir toute précision jugée nécessaire à leur appréhension de la situation comme s'ils y avaient été confrontés. La seconde étape consiste à soumettre l'exposé de la situation à l'analyse des questionneurs, du narrateur et de l'animateur. L'analyse est analogique (« A quelle situation connue de vous-même comparez-vous cette situation ? ») et orientée vers la recherche de réponses opératoires (« Que feriez-vous dans une telle situation ? »). Le questionnement analogique facilite en effet l'élucidation des divers éléments d'une situation au travers d'opérations mentales de ressemblances, oppositions, différences avec des éléments puisés dans d'autres situations du même ordre. Quant à la recherche d'une réponse opératoire, elle oblige à confronter une hypothèse explicative à ce qu'elle serait susceptible de provoquer dans la réalité et donc à ré-interroger éventuellement le sens donné à la situation pour en explorer des aspects d'abord ignorés. Cette dernière étape suscite souvent des réaménagements de l'analyse.

Une savoir d'expérience

L'exercice de la direction n'implique pas seulement en effet de maîtriser des connaissances financières et réglementaires mais aussi de développer un savoir d'expérience en sciences humaines : savoir être relationnel et savoir faire requis par la conduite d'un groupe d'hommes engagé dans une action collective et par l'analyse des situations au regard des effets symboliques de la position d'autorité.
Pour peu que le directeur soit capable de s'arrêter un instant - de rompre le cours des mille et une tâches qui à la fois l'assaillent mais aussi le rassurent sur son utilité concrète - il découvre ce que Jean Oury qualifie de sous-jacence des événements, ce qu'on ne soupçonnait pas d'abord, ce qu'on regrette ensuite d'avoir préféré ignorer ou qu'on attribue à l'incompétence, la mauvaise volonté, voire la malveillance de ses collaborateurs. Nul besoin de s'être longuement consacré aux diverses théories des sciences humaines pour analyser les pièges de l'action, repérer ses propres inductions et projection et les attentes informulées (ou mal-entendues) de ses interlocuteurs. Certes, le concours d'une personne, familière à la fois des sciences humaines et du milieu professionnel, peut être précieux. Elle joue en effet ce rôle de tiers qui permet de se distancier des événements, de ses affects et de l'emprise de l'imaginaire institutionnel. Mais cela ne doit pas se traduire par une dépendance à la théorie, à cette séduction du discours dont parle Michel Crozier, attente démesurée des solutions offertes par une rationalité pour partie fantasmée. L'exercice de la direction constitue un usage de soi suffisamment déterminant pour en tirer des leçons qui, articulées à des concepts, se révèlent autrement pertinents que les plus brillants échafaudages théoriques.
C'est aussi l'analyse partagée avec ses semblables, ceux qui vivent une même condition professionnelle, cette même expérience d'une traversée parfois éprouvante, qui permet au directeur de ne pas se laisser envahir par les événements, de s'en détacher suffisamment pour développer une capacité d'agir.
Combien de directeurs soutiennent l'intérêt d'une réflexion collective au sein de leur équipe, sans s'en accorder à eux-mêmes les bénéfices ! Combien de directeurs oublient superbement de prendre soin d'eux – cela demande du courage d'abord – alors que c'est la condition première pour soutenir leur équipe, prévenir ses éventuelles dérives, offrir cette bienveillance qui reconnaît les personnes et favorise chez les uns et les autres l'expression du meilleur de soi. Perspective quelque peu idéalisante ? S'il est une problématique que le secteur social et médico-social entretient au-delà de toute raison, c'est la dépréciation de son action et le doute qui exonère du risque. Est-il moins raisonnable de penser que le métier de directeur est une haute mission, une charge qui nécessite certes une part d'inquiète lucidité mais aussi quelque enthousiasme ?

1 La gestion des ressources humaines rabat les personnes au statut d'objet, là où Kant rappelle qu'elles constituent des fins en soi. On gère une chaîne de travail, un stock, la délivrance de prestations de service, mais pas des personnes.
2 Bertrand Dubreuil, Accompagner les jeunes handicapés ou en difficulté, Dunod, Paris 2002, Chapitre 4.
3 La critique et la conviction, Calmann-Lévy, Paris 1995.
4 Paul Ricœur, La critique et la conviction, Calmann-Lévy, Paris 1995, p.153.
5 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Gallimard, Paris 2001, p.438.
6 Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil, 1997.
7 Posture méthodologique qui repose sur le postulat précédemment évoqué : les clés d'une situation se trouvent dans sa structure systémique et non dans un modèle d'explication a priori.


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H.L. Kristiansen, Paroles Inuit