L'orientation des jeunes qualifiés d'une déficience moyenne ou légère
vers le secteur médico-social relève, pour partie au moins, d'un
processus d'inégalité sociale, dont participe l'injonction scolaire
d'excellence. L'inscription de leur difficulté sur le registre du
handicap prête pour le moins à discussion lorsqu'on observe qu'ils
relèvent essentiellement de milieux sociaux modestes ou défavorisés.
Comment, avec le développement de la scolarisation, s'est élaborée la distinction entre instruction scolaire et éducation spécialisée ? L'impulsion donnée à la politique d'intégration peut-elle inverser le processus ? Certainement pas sur le mode de l'injonction mais par synergie des moyens de l'Education nationale et du secteur médico-social, à condition qu'elle offre une latitude d'initiative pour établir des collaborations fructueuses parce que contextualisées. La loi du 11 février 2005 portant sur la participation et la citoyenneté des personnes handicapées a réaffirmé l'égalité de traitement dont devaient bénéficier les personnes avec un handicap et, en conséquence, les mesures compensatoires relevant de la solidarité à laquelle s'obligeait la communauté nationale. Le texte s'efforce à un équilibre entre des mesures qui relèvent de la discrimination positive, avec les risques ségrégatifs et stigmatisants qu'ils comportent, et les mesures d'accessibilité valorisant une dimension intégrative (1). Cependant, les orientations françaises en matière de handicap sont aujourd'hui moins intégratives que celles d'autres pays européens tels la Suède ou l'Italie (2).
La définition d'un statut implique en outre de définir une catégorie et ses limites. Lorsqu'une lésion organique est établie, lorsqu'une fonction organique est gravement voire totalement invalidée, le statut de personnes avec un handicap ouvrant droit à compensation ne fait pas débat. Il en est autrement dans le cas d'une déficience intellectuelle légère ou moyenne ou/et d'un trouble de la conduite, qui ne peuvent être attribués à une cause organique médicalement établie. Sur un continuum qui va de l'inscription médicale de l'incapacité établie jusqu'à son inscription sociale, autrement dit de la pathologie à l'exclusion ou la déviance, à quel endroit placer le curseur ? Il n'est plus alors seulement question d'objectivité mais de représentation sociale, conditionnée notamment par les logiques institutionnelles et la conjoncture socio-économique.
En témoigne la difficulté des pouvoirs publics à distinguer le handicap stricto sensu d'une nébuleuse plus vaste. François Bloch-Lainé, rédigeant en 1967 un rapport à la demande du premier ministre, définit ainsi les inadaptés : « les enfants, adolescents ou adultes qui ont pour des raisons diverses des difficultés plus ou moins grandes à être ou à agir comme les autres. » Il tente ensuite d'isoler les seuls handicapés : « ceux qui subissent, par suite de leur état physique, mental ou caractériel, ou de leur situation sociale, des troubles qui constituent pour eux (…) des faiblesses, des servitudes particulières par rapport à la normale… » (3) Cherchez la différence. Le flou des contours, tant de l'inadaptation que du handicap, permettent d'étendre une catégorie autant que de besoin.
En 1974, René Lenoir ne sera pas plus précis. Il assimilera exclus – dénomination dont on sait le succès postérieur – et handicapés. « Est handicapée la personne qui, en raison de son incapacité physique ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation, est incapable de pourvoir à ses besoins ou exige des soins constants, ou se trouve ségrégué soit de son propre fait, soit de celui de la collectivité.(4)»
Force est donc de constater l'extrême difficulté du politique à dire, avant les deux lois d'orientation de 75, ce qu'était le handicap au regard de l'inadaptation et, après ces lois, ce qu'il est au regard de l'exclusion (5). L'extrême difficulté de dire quelle est la frontière de l'a-normalité ou plutôt comment le curseur se déplace en fonction de la question sociale sur laquelle se focalisent les représentations, les enjeux, les inquiétudes du moment : le handicapé selon des critères médicaux, l'exclu du monde du travail, le jeune émeutier des banlieues… Et il faut voir dans la loi du 2 janvier 2002 sur la rénovation de l'action sociale et médico-sociale une tentative de renouveler l'une des modalités du traitement de cette question sociale. Y est redéfini le cadre d'action des équipements destinés à accompagner un ensemble de population hétérogène, caractérisé par des besoins spécifiques qui vont de l'exclusion jusqu'à la dépendance sous ses différentes formes.
Origine et structuration d'un secteur d'éducation spécialisée
Le fait qu'un certain nombre de jeunes, dépistés à l'école pour leurs difficultés d'apprentissage, soient orientés vers le secteur médico-social sous le motif de la déficience moyenne ou légère ou/et du trouble du comportement témoigne du processus d'inégalité sociale qui se joue dans la définition des limites du handicap(6). Pour l'éclairer il faut notamment considérer ce qui a motivé la structuration progressive d'un secteur d'éducation spécialisé.
Du fait de la distinction en deux filières de scolarisation, la question des difficultés d'apprentissage de certains enfants n'est pas apparue dès la mise en œuvre de l'obligation scolaire. L'enseignement secondaire et supérieur était réservé aux élites bourgeoises, et l'instruction primaire, destinée au peuple visait moins à un certain niveau de connaissance qu'à l'imprégnation d'une culture commune. Aux alentours de 1900, des pressions s'exerceront pourtant pour écarter des classes ordinaires les élèves dits instables et anormaux. L'école publique se trouve alors en rivalité aiguë avec les écoles privées confessionnelles et ces élèves nuisent à son image de marque. La loi de 1909 crée alors les classes de perfectionnement, distinguant ainsi certains élèves comme relevant d'un enseignement spécialisé. Pour justifier cette distinction, l'école s'appuie sur la psychologie clinique naissante. En déterminant des niveaux d'intelligence, Alfred Binet reformule la distinction de la psychiatrie entre normal et anormal autour de la notion d'écart à une moyenne étalonnée. Il qualifie d'anormal : « tout sujet qui se sépare assez nettement de la moyenne pour constituer une anomalie pathologique.(7) »
Mais, paradoxalement, l'école ne se donnera pas les moyens d'assurer l'enseignement spécialisé qu'impliquait la distinction entre niveaux d'intelligence. Comme si, la question de l'a-normalité une fois identifiée parce qu'elle risquait d'affecter son efficacité, elle se désintéressait de son traitement. 274 classes de perfectionnement seulement seront créées en 30 ans. Il est vrai que la séparation entre l'instruction primaire et l'enseignement secondaire continuait d'induire une relative tolérance à l'échec. Seule une minorité d'élèves obtenait le certificat d'études primaires et le débile se fondait dans le lot de ceux qu'on ne présentait pas à l'examen.
La guerre et les orientations du régime de Vichy vont marquer une rupture. L'idéologie de la Révolution nationale réduit le rôle de l'école publique. La psychiatrie infanto-juvénile est sollicitée pour traiter avec la justice la question de l'enfance victime ou coupable, cible privilégiée du relèvement moral sur lequel le régime de Vichy se fonde. Bientôt les références techniciennes des pédopsychiatres viendront invalider et renouveler les catégories morales de la première version familialiste de cette politique. Elles fondent une nouvelle légitimité d'expertise, d'orientation et de soin, qui s'affirmera dans les années d'après-guerre pour dominer le secteur médico-social durant plusieurs décennies.
D'abord dénommé Enfance inadapté, le secteur spécialisé se constituera autour d'une nomenclature suffisamment généraliste, pour agglomérer des publics très divers. Il s'agit de circonscrire une population qui a pour point commun de déroger à la norme familiale, psycho-médicale, scolaire, sociale : l'enfant en danger moral et le jeune délinquant, l'instable et l'arriéré, le déficient sensoriel ou moteur et l'enfant atteint de troubles mentaux. L'hygiène mentale théorise à partir de la psychologie des profondeurs la distinction entre normalité et anormalité que l'institution scolaire avait énoncée en termes cognitifs. Vaste dessein dont la dimension socio-politique apparaît dans ce propos de Lafon : « Ne pas vouloir aider l'hygiène mentale c'est accepter d'entretenir ou de conserver inutilisés des déchets (…) récupérables, des parasites ou des ennemis de la société (…) [L'hygiène mentale] (…) doit agir dès la naissance et même avant, (…) sur les divers milieux qui l'entourent. Sinon, des conséquences graves en découleraient. Elles vont depuis les simples irrégularités scolaires et familiales et les mauvais rendements intellectuels et professionnels, si fréquents, jusqu'à l'hostilité ouverte envers la société, et dont la délinquance est la manifestation individuelle essentielle et l'agitation sociale la traduction collective principale. » (8)
Les années d'après-guerre viendront confirmer l'inscription de la déficience intellectuelle au sein d'un secteur d'éducation spécialisée majoritairement indépendant de l'Education nationale. S'alliant aux pédopsychiatres pour contester la pertinence médicale et rééducative des psychiatres de l'asile, les premières associations de parents d'enfants handicapés ouvrent des établissements spécialisés. Conjointement, les pédopsychiatres entament au sein de l'école un travail de dépistage des « débiles légers ». L'approche pédagogique s'efface devant l'approche psycho-médicale, Le déficient mental n'est plus perçu seulement à partir de son retard intellectuel, mais comme une personnalité psychiquement fragile.
Les milieux enseignants ne réagiront que de façon parcellaire à l'émergence d'un secteur privé financé par l'Etat. Certains réclameront la modification de la loi de 1909 pour faire face aux besoins nouveaux et au développement des établissements privés. Mais, globalement, l'Education Nationale semble avoir intégré la nécessité d'un secteur spécialisé privé. La décision de confier le financement des établissements spécialisés aux caisses de sécurité sociale confirmera que les pouvoirs publics ne souhaitent pas s'engager dans une politique de gestion directe et conduira à considérer les institutions de l'Enfance inadaptée comme des établissements de soins. Hors de l'Education nationale s'institutionnalise une éducation spéciale. Alors que la pédagogie reste centrale pour l'enfance ordinaire, elle s'efface pour l'enfance en difficulté au profit du thérapeutique.
Seulement 125 classes de perfectionnement voient le jour entre 1945 et 1958, tandis que des pressions s'exercent en interne pour exclure de l'école les enfants difficiles. Les établissements de l'Enfance inadaptée ne devraient recevoir que des enfants pour qui « l'aspect médical prédomine », mais le flou d'une telle définition et la diffusion d'une normalité psychique, via la psychanalyse et les psychologies du comportement, brouillent la frontière entre le pathologique et les conduites jugées déviantes de certaines familles. Et nombre d'élèves en difficulté sont orientés vers l'éducation spécialisée sous le motif des troubles de la conduite et de la personnalité.
Peu après 68, l'exclusion d'un nombre de plus en plus élevé d'enfants hors du système scolaire et l'accroissement massif des redoublements suscitent une réaction. Une pédagogie adaptée se développe par l'intermédiaire des Groupes d'Aide Psycho-Pédagogiques (GAPP) et la création de classes dites annexées - qui deviendront les CLIS. Mais la loi de 75 a beau affirmer la priorité du maintien dans l'école ordinaire et les circulaires (1976, 1982, 1983, 1989, 1991) prônant l'intégration s'enchaîner au sein de l'Education nationale, les statistiques montrent que l'appareil scolaire non seulement ne parvient à faire décoller sa politique d'intégration mais voit même son rôle décroître en matière d'enseignement spécialisé(9).
Les résultats des années 90 semblent plus encourageants. Il faut toutefois apprécier la progression des intégrations au regard de l'effectif global des jeunes handicapés. En 1996, 24,1% d'entre eux seulement sont intégrés à temps plein ou temps partiel(10). Seule l'impulsion récente dans le cadre de Handiscol, l'ouverture des UPI, le développement des SESSAD, semblent donner enfin corps à une volonté politique. Celle-ci s'est tout récemment confirmée avec les nouvelles exigences de la loi du 11 février 2005, qui étend l'obligation scolaire aux jeunes avec un handicap.
L'accueil en établissement spécialisé
Les professionnels du médico-social en Institut médico-éducatif (ME) ou Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) ne manquent pas de s'interroger sur la présence d'un certain nombre de jeunes dont les difficultés ne peuvent être attribuées qu'à une problématique familiale ou/et à un trouble de la personnalité indépendamment de toute origine sociale (11). Toutefois, les facteurs sont à ce point intriqués que chaque situation est d'abord perçue dans sa spécificité. La prévalence aujourd'hui accordée au projet individuel – quelle qu'en soit la pertinence – opacifie la dimension sociale de l'orientation en milieu spécialisé. La dominante psycho-médicale d'interprétation des difficultés rencontrées par les jeunes, au cours des dernières décennies, a par ailleurs contribué à cette opacification des enjeux sociaux. De façon générale les professionnels en attribuent l'origine à des éléments de pathologie dans les relations intrafamiliales, à la carence affective, l'incompétence éducative (versus démission parentale dans les banlieues) et la marginalité sociale. Certes, lorsqu'ils évoquent ce dernier facteur, ils ne manquent pas d'identifier le processus d'inégalité sociale qui le sous-tend. Pour autant, ils privilégient souvent la causalité liée à la transmission générationnelle sur une causalité liée aux conditions de vie actuelles de la famille, ce d'autant qu'ils n'ont pas les moyens de modifier significativement cette dernière.
C'est par ailleurs de façon inégale qu'ils s'interrogent sur les représentations dévalorisantes véhiculées à propos des familles et les pratiques à développer pour ne pas entretenir ce processus d'inégalité sociale dans leur rapport aux parents et aux jeunes : prise en considération des pratiques éducatives parentales et de leur approche des difficultés de leur enfant, vigilance quant aux orientations institutionnelles qui risquent de générer des conflits de loyauté chez les jeunes, etc.
Une même indécision marque la réponse pédagogique. Il y a tout lieu de penser qu'elle est induite par le processus même d'exclusion de l'école ordinaire. Comme l'écrit Marie-Claude Courteix, l'orientation d'un certain nombre de jeunes vers le secteur spécialisé relève de la « croyance en la vertu du traitement à part pour les élèves qui ne parviennent pas à s'inscrire dans la norme scolaire.(12)» La grille d'interprétation psycho-médicale des processus d'échec scolaire soutient une assimilation abusive de la difficulté scolaire à une déficience intellectuelle, sans questionnement sur le poids des présupposés didactiques. « En dépit de la corrélation établie de longue date entre résultats scolaires et milieux d'appartenance sociale des élèves, les réponses aux difficultés scolaires des élèves sont préférentiellement pensées en termes de remédiation plutôt qu'en termes d'action préventive sur l'environnement scolaire ou pédagogique.(13)»
Dans les apprentissages fondamentaux et pré-professionnels qu'ils développent avec les jeunes, les professionnels du secteur médico-social oscillent entre une approche très différenciée de la didactique scolaire ordinaire et l'emploi adapté des référentiels scolaires pour favoriser une insertion ultérieure en milieu ordinaire.
D'un côté comme de l'autre, des écueils les guettent. Certains établissements privilégient une réponse psycho-éducative, considérant soit que la difficulté d'apprentissage observée relève d'un trouble de la personnalité, soit qu'elle est consécutive à une inadaptation radicale de la pédagogie ordinaire et/ou à une déficience intellectuelle qui invaliderait les capacités d'abstraction. Les séquences consacrées aux apprentissages fondamentaux et, dans une moindre mesure, aux activités d'éveil contribuant à la culture générale, sont alors réduites. Les acquisitions techniques et théoriques sont minorées au profit de la dimension pratique des apprentissages et des aspects de socialisation et de savoir être en situation professionnelle (entrée en relation, contrôle émotionnel, capacité à travailler en équipe, constance dans l'effort, etc.).
Dans ces conditions, en fin de parcours, les jeunes ne disposent pas d'homologation qualifiante, ni même d'un niveau d'acquisition favorable à l'obtention d'un emploi. Par ailleurs, les acquis de socialisation et de savoirs être professionnel se heurtent à un marché du travail tellement tendu que les exigences des employeurs sont élevées, alors même que les jeunes concernés sortent à peine de l'adolescence et se conduisent selon les standards de leurs pairs du même âge qui, eux, ne sont pas encore confrontés à une condition de travailleur.
De leur côté, les professionnels qui se sont efforcés d'employer les référentiels d'acquisitions ordinaires, tout en les adaptant, se heurtent à la même difficulté d'insertion professionnelle, mais les jeunes concernés sont mieux armés en termes d'acquis. Tous n'accèdent pas à un emploi ordinaire stable, loin de là. Ils relèvent plutôt de cette catégorie des jeunes travailleurs particulièrement vulnérables en matière de précarité professionnelle. Cependant, au travers de diverses séquences en milieu spécialisé (Centre d'aide par le travail) ou protégé (Atelier protégé) et/ou dans des emplois ordinaires, ils connaissent des trajectoires qui les inscrivent dans le monde du travail et participent de leur insertion sociale.
On trouve la même variété de pratiques à l'intention des jeunes accueillis en ITEP. Dans certains établissements, les comportements difficiles qu'ils développent sont considérés comme le signe d'une inappétence aux apprentissages scolaires, comme la résultante d'une problématique familiale qui les rend mentalement indisponibles et incapables de se conformer à des consignes, générant une mise en échec cumulative. Des dispositifs éducatifs d'accueil en cas de comportement trop problématique dans la classe visent alors à permettre au jeune de s'apaiser et de reprendre ultérieurement les apprentissages. Mais ces dispositifs sont rapidement appréhendés par le jeune comme le seul cadre qui lui convient, dans la mesure où il n'y est plus confronté à l'obligation de se concentrer et l'angoisse d'échouer, et où il y trouve une disponibilité relationnelle (groupe restreint, posture des professionnels, activités favorables aux échanges). Souvent cependant, les troubles comportementaux manifestés en classe réapparaissent au bout d'un certain temps, le dispositif en lui-même ne pouvant être résolutoire du mal-être éprouvé par le jeune.
Pour que les jeunes concernés restent inscrits dans un processus de scolarisation, certains établissements affinent leur dispositif. Ils développent une réponse diversifiée et graduée qui va de la séquence scolaire classique jusqu'à l'accueil temporaire par un personnel éducatif, en passant par des ateliers pédagogiques à effectif restreint et des séquences d'éveil sous formes de projets transversaux comportant des aspects ludiques. Ce type de dispositif fonctionne relativement bien parce que l'accueil éducatif temporaire est identifié comme un espace de décompression mais aussi de reprise de la difficulté rencontrée. Est maintenue l'exigence que le travail interrompu soit effectué d'une façon ou d'une autre ou soit compensé par une activité scolaire à la mesure du jeune tant sur le plan comportemental que sur celui des apprentissages. Quelle que soit sa forme donc, le problème rencontré ne se traduit donc pas par une exclusion du processus d'apprentissage, aujourd'hui requis de tout enfant (l'obligation scolaire) parce que jugé déterminant pour son développement(14).
L'indéfinition du public concerné
Les modèles d'approche de la déficience moyenne et légère en milieu spécialisé que je viens d'évoquer appellent immédiatement deux remarques. Non seulement les pratiques sont plus partagées que ne le laisserait penser une analyse aussi succincte. Mais en outre rien ne permet d'affirmer qu'il s'agisse des mêmes publics. D'un département à l'autre, d'un bassin de population à l'autre, d'une Commisssion départementale d'éducation spécialisée à l'autre (CDES), divers facteurs induisent des profils de public accueilli : effets de concurrence entre établissements ou de monopole, orientations des associations gestionnaires, existence de dispositifs plus ou moins intégratifs au sein de l'Education nationale, orientations cliniques des services ambulatoires tels que Centres d'action médico-social (CAMSP), Centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), Services d'éducation spécialisée et de soins à domicile (SESSAD). A agrément équivalent et quotient intellectuel du même ordre, on orientera un jeune vers un établissement supposé mieux convenir à sa problématique parce que plus ouvert à sa dimension psycho-affective, ou vers un autre parce que la réussite observée en matière d'insertion professionnelle ou d'intégration scolaire semblera plus conforme aux potentialités cognitives pressenties chez le jeune. C'est un faisceau de paramètres, relevant à la fois de contraintes conjoncturelles et locales et du diagnostic clinique dépendant d'options théoriques, qui déterminera l'inscription du jeune sur un registre de prise en charge plus psycho-éducatif ou plus pédagogique. Et seule une analyse comparative approfondie permettrait d'évaluer quelle approche s'avère la plus pertinente au regard des besoins du public concerné. On s'étonnera d'ailleurs qu'aucune étude d'envergure n'ait été entreprise en la matière. Il est pour le moins paradoxal de se lancer dans une politique d'intégration scolaire sans se donner les moyens d'apprécier les réponses pédagogiques proposées.
Comment intégrer ?
La question en effet, n'est plus aujourd'hui de savoir s'il faut intégrer ou non mais comment intégrer. Si l'on en croit d'ailleurs la loi du 11 mars 2005, il ne s'agit plus même d'intégrer mais d'inscrire l'enfant avec un handicap à l'école de tous.
L'Education nationale semble aujourd'hui déterminée à rompre avec une logique d'orientation vers les établissements spécialisés de jeunes en difficulté d'apprentissage sous l'inscription de la déficience moyenne ou légère. Elle se tromperait fort en pensant qu'une politique volontariste exonère d'un questionnement sur la pédagogie à développer en conséquence. Le maintien dans l'école de ces jeunes suppose certes une restructuration du secteur médico-social mais aussi une modification profonde de l'appareil scolaire, notamment la priorité donnée au développement des potentialités de chacun et non à la compétition interindividuelle. La course à l'excellence ne favorise pas une pédagogie soucieuse de s'accorder à la variation du rapport au savoir des élèves en fonction de leur milieu d'origine et de leurs modalités cognitives.
Les difficultés d'apprentissage rencontrées par les jeunes issus de milieux populaires (et plus particulièrement des jeunes résidant dans les quartiers dits de banlieue) sont aujourd'hui essentiellement attribuées à leur origine sociale. Le processus d'inégalité sociale n'est appréhendé qu'en termes de handicap socioculturel, entendu comme pauvreté culturelle qui entraverait le développement cognitif de ces jeunes(15). Or c'est de désavantage dont il faudrait parler, ainsi que le propose John Ogbu, c'est-à-dire identifier en quoi l'école n'est pas adaptée à l'habitus des milieux populaires en ce que l'habitus participe, non des mécanismes cognitifs en tant que tels, mais des présupposés constitutifs des approches didactiques. De nombreux travaux(16) ont en effet montré que les jeunes de milieux populaires ne manquaient ni de capacités réflexives - mais que celles-ci s'élaboraient à partir d'une autre expérience de la vie que celle privilégiée par l'école - ni de capacités d'abstraction - mais bien plutôt d'occasions concrètes permettant d'asseoir la validité des généralités qu'on leur propose.
Pour ne pas générer de nouvelles formes d'exclusion - l'intégration en fond de classe - l'accueil des jeunes qualifiés de déficients intellectuels implique par ailleurs que ceux-ci bénéficient d'un accompagnement spécifique. L'école doit s'appuyer sur les compétences développées en milieu spécialisé, ne pas expérimenter à la va vite et sans moyens conséquents, au travers de processus d'intégration injonctifs. On en voit malheureusement de-ci delà, lancés de façon doctrinaire et technocratique.
Pour exemple : au-delà de 50% du temps consacré à des acquisitions scolaires, les enfants orientés en IME doivent être accueillis en école ordinaire et les postes d'enseignants seront retirés de l'effectif de l'établissement spécialisé… ce qui devrait se traduire par une quasi absence de scolarité pour les jeunes qui resteront dans l'IME.
Autre exemple : puisque, dans le cadre de la loi du 11 février 2005, les enfants avec un handicap doivent bénéficier d'une scolarité au même titre que tous, ceux accueillis en IME se verront appliquer le même barème de progression que les enfants ordinaires, quel que soit leur niveau de déficience. Sachant que la mesure concerne en l'occurrence des enfants avec un pluri-handicap, elle aboutit pour nombre d'entre eux à une cotation majoritairement en « Non acquis ».
Si certains pensent ainsi se dédouaner du processus d'inégalité sociale auquel on reproche à l'école de contribuer, non seulement la politique d'intégration n'aura servi à rien mais elle aura même desservi certains jeunes.
Un quotidien professionnel pas à pas
Heureusement d'autres démarches se mènent à l'initiative des uns et des autres. Le rapide exposé de deux situations illustrera le fait que l'orientation dans un établissement spécialisé n'a rien d'inéluctable, ni même le glissement vers une déficience acquise au fil d'une spirale cumulative d'échecs.
Aurélie, l'aînée de deux enfants, est signalée en CE2 pour un échec scolaire massif. Restée seule après un divorce, sa mère connaît régulièrement des accès dépressifs et mettra longtemps à dépasser un éthylisme chronique. Aurélie est suivie durant plusieurs années par une éducatrice et une enseignante soit en classe ordinaire soit en CLISS. Celles-ci interviennent dans et hors de l'école, en soutien individuel et en tandem avec l'enseignant au sein de la classe. Aurélie passe aujourd'hui un CAP de coiffeuse.
Nicolas est le second d'une fratrie de trois enfants dont l'aînée est trisomique. La naissance de cette dernière a représenté pour les parents un drame tel qu'ils en ont tiré la conviction d'une fatalité familiale irrémédiable. En maternelle, Nicolas se révèle mutique et reste immobile toute la journée quelles que soient les sollicitations des enseignants. Parce que leur enfant parle à la maison, les parents se refusent à toute éventualité d'une orientation vers un établissement spécialisé, qui viendrait renouveler l'échec vécu avec l'aînée. Un SESSAD intervient sur cette base, tandis que l'école accepte de son côté une série de dispositions dérogatoires pour l'enfant. Un travail de longue haleine s'entame en direction de l'enfant et de ses parents, tant d'accompagnement thérapeutique que de soutien pédagogique. Aujourd'hui Nicolas passe son bac avec deux années de retard.
Il y a donc des raisons de penser que le maintien à l'école ordinaire, accompagné d'un soutien spécialisé intense, permet d'envisager des cursus relativement positifs là où une succession d'échecs, aboutissant à une orientation en milieu spécialisé, aurait entraîné une aggravation des difficultés initiales et progressivement constitué une déficience acquise.
Ce type d'accompagnement nécessite des partenariats soutenus entre les personnels de l'Education nationale et du secteur médico-social. On observe en la matière des démarches plus ou moins avancées. Parfois les collaborations s'entament juste. Elles tâtonnent, incertaines et maladroites, soutenues par le volontarisme parfois téméraire de certains. Les premières actions partagées permettent de mesurer les bonnes volontés respectives et de surmonter les premières désillusions, d'en tirer des leçons pour établir des articulations plus satisfaisantes, développer des démarches pédagogiques et de soutien spécialisé plus adéquates. En d'autres lieux les collaborations, déjà anciennes, ont produit des référentiels d'observation, de tâches, d'évaluation, des conventions d'objectifs, des modalités de régulation formalisées, des principes de travail avec les parents, des démarches pédagogiques ajustées à la spécificité des problématiques, dans un aller retour entre analyse de situations et élaboration de stratégies.
C'est dans ce quotidien professionnel que se travaille l'accueil à l'école de tous des jeunes en difficulté d'apprentissage. Pas à pas. Le chemin est long à parcourir, mais la réussite d'une politique ne passe pas par l'injonction et le résultat d'apparence immédiat. Elle implique la motivation des acteurs et donc la latitude laissée à leur initiative dans la mesure des moyens mis à leur disposition.
(La nouvelle revue de l'adaptation et de l'intégration scolaire, n° 31, octobre 2005, Editions du CNEFEI)
1 Cf. les deux risques différentialiste et assimilationniste évoqués par Henri-Jacques Sticker (« De la différence », La nouvelle revue de l'AIS, Les troubles des apprentissages, n° 27, 2004, pages 191-198).
2 L'évaluation du handicap dans la perspective de la prestation de compensation – Rapport de l'IGAS n°2004/150 Octobre 2004 – Bernadette Roussille.
3 Etude du problème général de l'inadaptation des personnes handicapées, La Documentation française, 1969, p.111.
4 René Lenoir, Les exclus, un français sur dix, Editions du Seuil, Paris 1974.
5 Patrick Risselin, dans un ouvrage plus récent, se heurtera à la même difficulté (Handicap et citoyenneté au seuil de l'an 2000, 20 ans de politique sociale du handicap en France : bilan et perspectives, ODASS (Observatoire décentralisé de l'action sanitaire et sociale), Paris, 1999.
6 Cf. notamment Pierre Mormiche et Vincent Boissonat, « Handicap et inégalités sociales », Revue française des Affaires sociales, n°1-2, janvier-juin 2003
7 Patrice Pinell, Markos Zafiropoulos, Un siècle d'échecs scolaires (1882-1982), Edition ouvrières, Paris, 1983.
8 Nomenclature et classification des jeunes inadaptés, Sauvegarde n° 2, 3, 4, 1946, cité par Michel Chauvière Enfance inadaptée : l'héritage de Vichy, Edition ouvrières, Paris,1980, (annexes)
9 On enregistre dans l'ensemble de l'enseignement ordinaire 3,14% d'enfants handicapés en 82-83 et 2,85% en 89-90. Dans le primaire le bilan de 82 à 92 est particulièrement négatif : la proportion d'enfants intégrés décroît d'un point et, conjointement, l'Education nationale se désengage de l'enseignement spécialisé au profit du secteur médico-social (Joël Zaffran, L'intégration scolaire des handicapés, L'Harmattan, Paris 1997).
10 Source DREES 1985-98, p.48. Sachant qu'en outre 18.00 enfants de 6 à 16 ans ne sont pas du tout scolarisés.
11 Avec tout l'arbitraire d'une telle distinction et donc les ajustements qu'elle requiert dans l'appréhension des situations concrètes, je fais ici référence à des jeunes caractérisés par une déficience intellectuelle légère ou moyenne, sans atteinte organique, ou par un trouble du comportement ou de la personnalité. Mon propos ne concerne pas la déficience intellectuelle profonde, le polyhandicap et les troubles neurologiques.
12 La nouvelle revue de l'AIS n°27, 3° trimestre 2004, p 179.
13 Ibid.
14 Il ne s'agit pas ici de se prononcer sur la pertinence des apprentissages proposés et des procédés didactiques employés, mais de souligner que l'inscription sociale d'un enfant - et donc le cadre symbolique de son existence - passe par sa participation à un processus d'apprentissage, quelle que soit la nature des acquisitions proposées.
15 Ce qui est justement retourné par certaines familles sous la forme : « Parce qu'on est pauvre, on serait moins intelligent ! »
16 Cf. parmi d'autres les travaux de Bernard Charlot, Bertrand Dubreuil, Daniel Terrail.
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